Defoe
MOLL FLANDERS
Daniel Defoe
MOLL FLANDERS
(1722)
Traduction de Marcel Schwob
Table des matières
PRÉFACE DU TRADUCTEUR
MOLL FLANDERS
PRÉFACE DU TRADUCTEUR
_La fortune littéraire de Robinson Crusoé a été si prodigieuse que le
nom de l'auteur, aux yeux du public, a presque disparu sous sa gloire.
Si Daniel de Foë avait eu la précaution de faire suivre sa signature du
titre qu'il avait à la célébrité_, la Peste de Londres, Roxana, le
Colonel Jacques, le Capitaine Singleton et Moll Flanders _auraient fait
leur chemin dans le monde. Mais il n'en a pas été ainsi. Pareille
aventure était arrivée à Cervantes, après avoir écrit_ Don Quichotte.
_Car on ne lut guère ses admirables nouvelles, son théâtre,
sans compter_ Galathée _et_ Persiles y Sigismunde.
_Cervantes et Daniel de Foë ne composèrent leurs grandes oeuvres
qu'après avoir dépassé l'âge mûr. Tous deux avaient mené auparavant une
vie très active: Cervantes, longtemps prisonnier, ayant vu les hommes et
les choses, la guerre et la paix, mutilé d'une main. De Foë, prisonnier
aussi à Newgate, exposé au pilori, mêlé au brassage des affaires
politiques au milieu d'une révolution; l'un et l'autre harcelés par des
ennuis d'argent, l'un par des dettes, l'autre par des faillites
successives; l'un et l'autre énergiques, résistants, doués d'une
extraordinaire force de travail. Et, ainsi que Don Quichotte contient
l'histoire idéale de Cervantes transposée dans la fiction, Robinson
Crusoé est l'histoire de Daniel de Foë au milieu des difficultés de la
vie._
_C'est de Foë lui-même qui l'a déclaré dans la préface au troisième
volume de_ Robinson: _Sérieuses réflexions durant la vie et les
surprenantes aventures de Robinson Crusoé. «Ce roman, écrit de Foë, bien
qu'allégorique est aussi historique. De plus, il existe un homme bien
connu dont la vie et les actions forment le sujet de ce volume, et
auquel presque toutes les parties de l'histoire font directement
allusion. Ceci est la pure vérité.... Il n'y a pas une circonstance de
l'histoire imaginaire qui ne soit calquée sur l'histoire réelle.... C'est
l'exposition d'une scène entière de vie réelle durant vingt-huit années
passées dans les circonstances les plus errantes, affligeantes et
désolées que jamais homme ait traversées; et où j'ai vécu si longtemps
d'une vie d'étranges merveilles, parmi de continuelles tempêtes; où je
me suis battu avec la pire espèce de sauvages et de cannibales, en
d'innombrables et surprenants incidents; où j'ai été nourri par des
miracles plus grands que celui des corbeaux; où j'ai souffert toute
manière de violences et d'oppressions, d'injures, de reproches, de
mépris des humains, d'attaques de démons, de corrections du ciel et
d'oppositions sur terre....» Puis, traitant de la représentation fictive
de l'emprisonnement forcé de Robinson dans son île, de Foë ajoute: «Il
est aussi raisonnable de représenter une espèce d'emprisonnement par une
autre, que de représenter n'importe quelle chose qui existe réellement
par une autre qui n'existe pas. Si j'avais adopté la façon ordinaire
d'écrire l'histoire privée d'un homme, en vous exposant la conduite ou
la vie que vous connaissiez, et sur les malheurs ou défaillances de
laquelle vous aviez parfois injustement triomphé, tout ce que j'aurais
dit ne vous aurait donné aucune diversion, aurait obtenu à peine
l'honneur d'une lecture, ou mieux point d'attention.»_
_Nous devons donc considérer Robinson Crusoé comme une allégorie, un
symbole_ (emblem) _qui enveloppe un livre dont le fond eût été peut-être
assez analogue aux_ Mémoires _de Beaumarchais, mais que de Foë ne voulut
pas écrire directement. Tous les autres romans de de Foë doivent être
semblablement interprétés. Ayant réduit sa propre vie par la pensée à la
simplicité absolue afin de la représenter en art, il transforma
plusieurs fois les symboles et les appliqua à diverses sortes d'êtres
humains. C'est l'existence matérielle de l'homme, et sa difficulté, qui
a le plus puissamment frappé l'esprit de de Foë. Il y avait de bonnes
raisons pour cela. Et ainsi que lui-même a lutté, solitaire, pour
obtenir une petite aisance et une protection contre les intempéries du
monde, ses héros et héroïnes sont des solitaires qui essayent de vivre
en dépit de la nature et des hommes._
_Robinson, jeté sur une île déserte, arrache à la terre ce qu'il lui
faut pour manger son pain quotidien; le pauvre Jacques, né parmi des
voleurs, vit à sa manière pour l'amour seul de l'existence, et sans rien
posséder, tremblant seulement le jour où il a trouvé une bourse pleine
d'or; Bob Singleton, le petit pirate, abandonné sur mer, conquiert de
ses seules mains son droit à vivre avec des moyens criminels; la
courtisane Roxana parvient péniblement, après une vie honteuse, à
obtenir le respect de gens qui ignorent son passé; le malheureux
sellier, resté à Londres au milieu de la peste, arrange sa vie et se
protège du mieux qu'il peut en dépit de l'affreuse épidémie; enfin Moll
Flanders, après une vie de prostitution de calcul, ruinée, ayant
quarante-huit ans déjà, et ne pouvant plus trafiquer de rien, aussi
solitaire au milieu de la populeuse cité de Londres qu'Alexandre Selkirk
dans l'île de Juan-Hernandez, se fait voleuse isolée pour manger à sa
faim, et chaque vol successif semblant l'accroissement de bien-être que
Robinson découvre dans ses travaux, parvient dans un âge reculé, malgré
l'emprisonnement et la déportation, à une sorte de sécurité._
_Les «Heurs et Malheurs de la Fameuse Moll Flanders, etc., qui naquit à
Newgate, et, durant une vie continuellement variée de trois fois vingt
ans, outre son enfance, fut douze ans prostituée, cinq fois mariée (dont
l'une à son propre frère), douze ans voleuse, huit ans félonne déportée
en Virginie, finalement devint riche, vécut honnête, et mourut
repentante; écrits d'après ces propres mémoires», ils parurent le 27
Janvier 1722._
_De Foë avait soixante et un ans. Trois ans auparavant, il avait débuté
dans le roman par_ Robinson Crusoé. _En juin 1720, il avait publié_ le
Capitaine Singleton. _Moins de deux mois après_ Moll Flanders _(17 mars
1722), il donnait un nouveau chef-d'oeuvre,_ le Journal de la peste de
Londres, _son deux cent treizième ouvrage (on en connaît deux cent
cinquante-quatre) depuis 1687._
_Les biographes de de Foë ignorent quelle fut l'origine du roman_ Moll
Flanders. _Sans doute l'idée lui en vint pendant son emprisonnement d'un
an et demi à Newgate en 1704. On en est réduit, pour expliquer le nom de
l'héroïne, à noter cette coïncidence: dans le_ Post-Boy _du 9 janvier
1722, et aux numéros précédents, figure, l'annonce des livres en vente
chez John Darby, et entre autres_ l'Histoire des Flandres _avec une
carte par Moll._
_D'autre part, M. William Lee a retrouvé_ dans Applebee's Journal, _dont
de Foë était le principal rédacteur, une lettre signée Moll, écrite de
la Foire aux Chiffons, à la date du 16 juillet 1720. Cette femme est
supposée s'adresser à de Foë pour lui demander conseil. Elle s'exprime
dans un singulier mélange de_ slang _et d'anglais. Elle a été voleuse et
déportée. Mais, ayant amassé un peu d'argent, elle a trouvé le moyen de
revenir en Angleterre où elle est en rupture de ban. Le malheur veut
qu'elle ait rencontré un ancien camarade. «Il me salue publiquement dans
la rue, avec un cri prolongé:--Ô excellente Moll, es-tu donc sortie de
la tombe? n'étais-tu pas déportée?--Tais-toi Jack, dis-je, pour l'amour
de Dieu! quoi, veux-tu donc me perdre?--Moi? dit-il, allons coquine,
donne-moi une pièce de douze, ou je cours te dénoncer sur-le-champ....
J'ai été forcée de céder et le misérable va me traiter comme une vache à
lait tout le reste de mes jours.»Ainsi, dès le mois de juillet 1720, de
Foë se préoccupait du cas matériel et moral d'une voleuse en rupture de
ban, exposée au chantage, et imaginait de le faire raconter par Moll
elle-même._
_Mais ceux qui ont étudié de Foë ne semblent pas avoir attaché assez
d'importance à un fait bien significatif. De Foë explique, dans sa
préface, qu'il se borne à publier un manuscrit de Mémoires corrigé et un
peu expurgé. «Nous ne pouvons dire que cette histoire contienne la fin
de la vie de cette fameuse Moll Flanders, car personne ne saurait écrire
sa propre vie jusqu'à la fin, à moins de l'écrire après la mort; mais la
vie de son mari, écrite par une troisième main, expose en détail comment
ils vécurent ensemble en Amérique, puis revinrent tous deux en
Angleterre, au bout de huit ans, étant devenus très riches, où elle
vécut, dit-on, jusqu'à un âge très avancé, mais ne parut point
extraordinairement repentante, sauf qu'en vérité elle parlait toujours
avec répugnance de sa vie d'autrefois.» Et de Foë termine le livre par
cette mention: Écrit en 1683._
_C'est ainsi que, pour le_ Journal de la Peste, _de Foë a tenu à
indiquer, par une note, l'endroit où est enterré l'auteur, qu'il
supposait mort depuis longtemps. En effet, de Foë avait quatre ans au
moment de l'épidémie (1665), et il n'en écrivit le_ Journal _qu'en
1722--cinquante-sept ans plus tard.--Mais il voulait que l'on considérât
son oeuvre comme les notes d'un témoin. Il paraîtrait y avoir eu moins
de nécessité de dater les mémoires de Moll Flanders en reculant l'année
jusqu'en 1683, si toutefois l'existence d'une véritable Moll, vers cette
époque, ne venait pas appuyer la fiction de Foë._
_Or, une certaine Mary Frith, ou Moll la Coupeuse de bourses, resta
célèbre au moins jusqu'en 1668. Elle mourut extrêmement âgée. Elle avait
connu les contemporains de Shakespeare, peut-être Shakespeare lui-même.
Voici ce qu'en rapporte Granger_ (Supplément à l'histoire biographique,
_p. 256_):
_«Mary Frith, ou Moll la Coupeuse de bourses, nom sous lequel on la
désignait généralement, était une femme d'esprit masculin qui commit,
soit en personne,